samedi 19 mai 2018


LES GROTTES D’OLIVIER BAUDELOCQUE

Il faut commencer par le commencement...

   Si l’on se réfère au Trésor de la langue française, une grotte est une « caverne naturelle dans un rocher » et une caverne une « cavité naturelle souterraine fermée ». La grotte est donc une cavité doublement naturelle. Et doublement fermée. Naturelle au carré. Fermée au carré... Les Grottes d’Olivier Baudelocque récusent cette définition. Elles n’ont, apparemment, rien de naturel et revendiquent même haut et fort la trace de l’humain, y compris dans ses sous-produits les moins nobles, le contenu de ses poubelles. Quant à la fermeture, on repassera aussi, car ces Grottes-là offrent une devanture largement ouverte, presque exhibitionniste, vers le spectateur pris à témoin, pour ne pas dire piégé, par leur dispositif. Grottes, elles sont, cependant, car il ne faut pas s’arrêter au superficiel. Leur ouverture ressemble plus à une effraction qu’à un état structurel. Elles font penser à ces géodes mi- nérales, parfaitement closes, que l’on scie en deux, en leur milieu, pour exhiber les irisations des améthystes ou des quartz qui tapissent l’intérieur de leur âme creuse. Baudelocque nous propose donc, en quelque sorte, une coupe transversale à travers le volume, normalement fermé, de ses Grottes. Et pour le naturel, on pourra arguer que le naturel des uns n’est pas celui des autres, qu’à trop le chasser, il revient au galop, et bien d’autres fadaises ou lieux communs de cet acabit. Ce qui est incontestable, en revanche, c’est que, au-delà des moyens utilisés, l’artiste réussit, ici, à évoquer des environnements bien naturels. On y reconnaîtra, sans la moindre ambiguïté, des ciels, des escarpements, des éboulis, des effondrements, les traces, certes figurées mais bien expressives, de cataclysmes géologiques qui n’ont rien d’artificiel. Fermées et naturelles à leur façon, les Grottes d’Olivier Baudelocque, sont donc bien des grottes...

   Ces Grottes peuvent être aussi considérées com- me des scènes de théâtre. Leurs dimensions, qui restent toujours à échelle humaine, font pencher pour le théâtre de marionnettes, de Guignol, ou bien encore pour des maquettes de mises en scène, comme on peut en voir dans des musées ou dans les fumoirs de certains de nos théâtres parisiens, témoignages refroidis de fastes passés. La présence imposante du décor dément cependant cette première impression. Les couleurs, vives, chatoyantes, renvoient aux plafonds des édifices religieux baroques de Bavière ou d’Autriche. La
complexité de leur architectonique rappelle les grandes machines du théâtre classique français, de Versailles, ou l’aspect torturé des bases des Saüle, ces colonnes rococos, souvent dédiées à la Sainte- Trinité, qui agrémentent les places jusqu’au moindre village d’Europe centrale. Fontana, dans sa sublime série des Concetti Spaziali, Teatrini, pré- sente aussi des scènes de théâtre, mais la différence avec le travail d’Olivier Baudelocque est majeure. Là où l’Italien joue sur la planéité et écrase toute perspective en verrouillant l’espace dans deux dimensions, à l’instar des spectacles d’ombres chinoises, Baudelocque joue sur la troisième dimension et l’exalte. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer le comportement de jeunes enfants devant les Grottes : ils veulent y pénétrer, par l’esprit mais aussi et surtout physiquement, au risque de les endommager ! Le spectateur est ainsi confronté à la rocaille bariolée – voire grotesque(1) – du décor rococo d’une improbable pièce de théâtre dont le sujet serait d’ordre cosmique.

L’étymologie du mot grotesque est double. Il provient du terme crotesque, qui désignait, jusqu’au XVIe siècle, un or- nement capricieux. Ensuite, l’association s’est faite avec le mot grotte pour signifier fresque de grotte s’inspirant des décorations de la Domus Aurea de Néron, redécouverte par des fouilles archéologiques à Rome, à l’époque de la Renais-sance italienne.
   

Cette théâtralisation de la représentation force l’observateur à se positionner dans l’un de trois rôles possibles. Tout d’abord, il peut rester à l’extérieur, observateur distant de la scène, dans son intégralité, en un geste de distanciation quasiment brechtien. Ce qui est donné à voir est objet d’observation, intéressée ou amusée, approfondie ou superficielle, émotionnelle ou raisonnée, mais sans appropriation aucune, sans volonté de se positionner au sein des enjeux qui sont exposés, mis en scène. La deuxième attitude est celle du spectateur qui entre, mentalement, dans le décor et s’y positionne, tournant le dos à l’extérieur, fixant le somptueux décor qui l’environne, l’enveloppe au fur et à mesure de sa progression vers le fond. Le déferlement des formes et des couleurs ne peut le laisser indifférent. Il le force à prendre position, esthétiquement et émotionnellement, que ce soit par attraction ou par répulsion, par dégoût ou par séduction, par peur ou par apaisement... La dernière posture est celle du spectateur qui entre sur le plateau de la scène, mais, tel un acteur, tourne le dos au décor pour faire face aux spectateurs. On pense alors à d’Alembert, non pas dans son Paradoxe sur le comédien mais dans ses Réflexions sur la poésie, lorsqu’il écrivait : « Que le soleil vienne éclairer tout à coup les habitants d’une caverne obscure, qu’il darde impétueusement ses rayons dans leurs yeux non préparés, il ne fera que les aveugler pour jamais. »

   Théâtre et cécité... Ce qui hante les écrits de d’Alembert est aussi au cœur des travaux d’Olivier Baudelocque. Ses Grottes, bien que parallélépipédiques, ne seraient-elles pas des avatars de globes oculaires, sauvagement arrachés, exorbités, et laissés comme à l’abandon, pour susciter curiosité ou angoisse ? Par une curieuse transmutation, le blanc de l’œil serait devenu noir, et l’iris rectangulaire. Iris à dominante bleue, ouvrant sur d’énigmatiques paysages intérieurs qui incitent à pénétrer à l’intérieur de la vision, du crâne et du cerveau de l’artiste, dans une forme d’introspection. Introspection non pas égoïste ou narcissique, par l’artiste lui-même, mais proposée à un tiers, au spectateur, sans, pour autant, que l’artiste ne perde le contrôle de la plongée, ne révèle que ce qu’il veut bien révéler. Nous sommes, ici, confrontés à une mutation de l’archétype de la monstration de l’œuvre artistique. Le cerveau de l’artiste, ses fantasmes, son monde intérieur, ses pensées et ses frustrations deviennent l’œuvre donnée à voir. L’artefact incarne pensées et images mentales, dans un processus de distanciation théâtrale qu’on ne peut s’empêcher de mettre en parallèle avec le Verfremdungseffekt cher à Brecht.

   La cécité n’est pas étrangère à la démarche d’Olivier Baudelocque. N’a-t-il pas créé des séries de dessins les yeux fermés, ne laissant agir que sa main, dans une forme de dictée mentale qui ne doit rien au surréalisme mais puise aux mêmes sources de l’inconscient et de la spontanéité, dé- gagée des leurres et des illusions de la vision physique traditionnelle. Malgré l’exubérance du propos et de l’expression, il y a, dans la démarche de l’artiste une forme d’ascèse, de volonté de couper les ponts avec un monde réel trop présent, trop prégnant. Il est question de concentration, d’une vision inversée, retournée, à la manière d’une chaussette ou d’un bas, vers l’intérieur. Les Grottes sont peut-être le résultat de cet émerveillement, entre rêve et conscience, quand, ayant longtemps fermé les yeux, on les rouvre, quand le nerf optique réagit à l’aveuglement d’une lumière trop crue que l’on avait voulu fuir. Il y a aussi, dans l’arbitraire des couleurs et des formes, de ces images abstraites, de ces phosphènes, qui se forment dans notre cerveau quand, paupières baissées, on exerce une légère pression sur le globe oculaire.

   Les Grottes d’Olivier Baudelocque sont aussi des contenants qui conservent des substances réelles ou imaginaires. Elles jouent le rôle de reliquaires, pour conserver de précieuses reliques, plus mémorielles que matérielles, d’ailleurs. Ce sont des cavernes d’Ali Baba où s’entassent, en strates, matériaux et images, gestes et pensées. Le parallèle avec les œuvres de Réquichot pourrait s’imposer, lui qui écrivait : « Mes peintures: figuratives ? non ; abstraites ? non plus. On peut y retrouver des cristaux, des écorces, des rochers, des algues; pourtant ces choses ne sont pas représentées. » Mais la comparaison ne reste que formelle, car la démarche de Réquichot reste essentielle- ment matérialiste, la matière s’impose à la pensée(1). Il ne laisse pas il construit. Or la relique est ce qui reste après un passage ou une action, ce que l’on laisse. Baudelocque se rapproche plutôt de la démarche de certains Nouveaux Réalistes, non pas des ac- cumulations homogènes et policées d’Arman, mais plutôt des reliefs(2) de repas(3) de Spoerri. Là où le Suisse laisse les traces d’un acte concret, matériel, Baudelocque le fait de ses pensées, de son histoire immatérielle, de son intellect. Et comme la monstration exige quand même le matériel, il doit matérialiser son acte avec des reliques prises dans un autre ordre, celui des poubelles(4) ou des détritus, lesquels sont enrobés de multiples couches de peinture acrylique, comme s’ils avaient été sujets à
un cataclysme coloré, à un épanchement d’une lave psychédélique.

« Il y a seulement un mois, si je partais par les champs en croyant que l’air libre m’aiderait à combiner les pensées des autres et les miennes, je revenais de ces chasses non la tête pleine d’idées mais les poches débordantes de pierres, de racines, de mâchefer. »

Les paysages des Grottes de Baudelocque présentent d’ailleurs des reliefs, non pas dans le sens de reliques, mais dans le sens que les géographes donnent à ce terme.
Baudelocque fait aussi référence aux portraits qu’Arcimboldo réalisé à partir de la figuration de denrées alimen- taires. Dans ses Têtes, Baudelocque leur donne une troi- sième dimension, tout en revendiquant l’hétérogénéité des sources et des matériaux.

Ici, Baudelocque se rapproche, non pas formellement mais par sa démarche, de l’Arman des Poubelles.

Après tout, n’y aurait-il pas un peu de roman- tisme dans sa démarche ? La grotte est une image chère aux poètes et aux écrivains du XIXe siècle. Chateaubriand :

Il a fallu que le christianisme vînt chasser ce peuple de faunes, de satyres et de nymphes, pour rendre aux grottes leur silence et aux bois leur rêverie.

Lamartine :

O lac! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,

Au moins le souvenir !


Et, plus encore, Nerval :

Reconnais-tu le Temple au péristyle immense,
Et les citrons amers où s’imprimaient tes dents,
Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents,

Où du dragon vaincu dort l’antique semence?...

[...]
Suis-je Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encore du baiser de la reine ; 
J’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène...
[...]
Elle aimait les grottes perdues dans les bois, les ruines des vieux châteaux, les temples écroulés...

   Il y a dans les Grottes d’Olivier Baudelocque, à la fois, de la Crèche de Bethléem et de l’antre de Fafner, dont l’entrée est surveillée par les Alberich que nous sommes devenus. Mais le dragon que Siegfried réveillera n’a rien de terrifiant, il ressemble plutôt à ceux qui ondulent dans les rues d’Orient lors des fêtes du Nouvel An chinois. Avec une dominante bleue, plutôt que le rouge oriental. Et sa semence a tout du glaçage des pâtisseries du Hänsel et Gretel de Humperdinck ou des kiosques proposant des sorbets multicolores à des enfants gourmands. Et là où Lamartine transmue ses grottes en reliquaires d’un événement chéri, Baudelocque fait des siennes les reliquaires de ses fantasmes...

  Le romantisme de Baudelocque s’exprime aus- si dans son attrait pour la gravitation(1), pour la chute, pour les déferlements d’eau et de matière. Sont-ce des anges entraînés dans la chute de leur déchéance, des bouleversements géologiques ré- vélant les strates de souvenirs que l’on croyait à jamais enfouis, des catastrophes naturelles à la manière des tsunamis(2) ? Tout ceci à la fois et quelque chose d’autre aussi. Car si Baudelocque ancre sa réflexion dans une représentation très présente – presque anecdotique, parfois, dans ses détails, tels les petits jouets englués dans la matière acrylique –, son propos sous-jacent porte sur le concept même de la pesanteur et de la gravité terrestre, plus que sur ses manifestations matérielles. Il illustre la théorie de Newton, plus que la chute

de la pomme. Les moyens deviennent secondaires par rapport à l’idée. Qu’importe alors qu’ils choquent ou attirent ! Choquer et attirer... Répulsion et attraction... C’est une des oppositions dialectiques que Baudelocque révèle dans ses Grottes. Il y en a bien d’autres encore, par exemple l’opposition entre le pesant et le léger : les Grottes que l’on imagine lourdes sont, en fait, extrêmement légères, la légèreté de la mousse de polyuréthane. Opposition aussi entre l’apparente solidité des structures présentées, que l’on pense rocheuses, et leur élasticité révélée au toucher.

Gravitation sans gravité du discours, cependant...
Baudelocque a nommé certaines de ses œuvres Tsunami...

  Et puisque l’on touche à la dialectique, on ne peut s’empêcher de revenir à Platon et à son allégorie de la caverne. Le philosophe y met en scène des hommes enchaînés et immobilisés dans une grotte, qui, tournant le dos à l’entrée, ne voient que leurs ombres et celles projetées d’objets au loin derrière eux. Il s’agit d’une allégorie de la difficile accession de l’humanité à la connaissance du réel, mais aussi de l’immense tâche que représente la transmission de cette connaissance. Les Grottes de Baudelocque représenteraient donc le monde sensible où les hommes vivent et pensent accéder à la vérité par leurs sens. Illusion fatale et désespérante... Le rôle de l’artiste, comme celui du philosophe, serait donc de montrer aux humains, prisonniers de leurs erreurs, de leurs préjugés et de la routine, qu’ils ne discourent que sur des om- bres, sur des illusions, persuadés qu’ils détiennent, seuls, la réalité. Baudelocque serait donc un réaliste, en ce qu’il s’oppose au déni de réalité, au conditionnement des esprits, qui nous enchaînent trop souvent. Baudelocque fait donc écho à Breton qui écrivait ; « Tout doit pouvoir être libéré de sa coque... Ne vous croyez pas à l’intérieur d’une caverne, mais à la surface d’un œuf. » Et sans oublier l’aphorisme de Khalil Gibran, poète et peintre : « Un arbre qui grandit dans une caverne ne porte pas de fruits. »

                                                               Louis Doucet       Décembre 2009 
  
    

"Grotte I" 2005









"GROTTE III"
acrylique et technique mixte
2007/2008











"GROTTE IV"
acrylique et technique mixte
130cm/130cm/110cm
2008/2009



















"GROTTE V"
acrylique et technique mixte
1,30m/2m/0,85m














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