LES GROTTES D’OLIVIER BAUDELOCQUE
Il faut commencer par le commencement...
Si l’on se réfère au Trésor de la langue française, une
grotte est une « caverne naturelle dans un rocher » et
une caverne une « cavité naturelle souterraine fermée ». La grotte est donc une cavité doublement naturelle. Et doublement fermée. Naturelle au carré.
Fermée au carré... Les Grottes d’Olivier Baudelocque récusent cette définition. Elles n’ont, apparemment, rien de naturel et revendiquent même haut et fort la trace de l’humain, y compris dans
ses sous-produits les moins nobles, le contenu de
ses poubelles. Quant à la fermeture, on repassera
aussi, car ces Grottes-là offrent une devanture largement ouverte, presque exhibitionniste, vers le
spectateur pris à témoin, pour ne pas dire piégé,
par leur dispositif. Grottes, elles sont, cependant,
car il ne faut pas s’arrêter au superficiel. Leur ouverture ressemble plus à une effraction qu’à un
état structurel. Elles font penser à ces géodes mi-
nérales, parfaitement closes, que l’on scie en deux,
en leur milieu, pour exhiber les irisations des améthystes ou des quartz qui tapissent l’intérieur de
leur âme creuse. Baudelocque nous propose
donc, en quelque sorte, une coupe transversale à
travers le volume, normalement fermé, de ses
Grottes. Et pour le naturel, on pourra arguer que le
naturel des uns n’est pas celui des autres, qu’à trop
le chasser, il revient au galop, et bien d’autres fadaises ou lieux communs de cet acabit. Ce qui est
incontestable, en revanche, c’est que, au-delà des
moyens utilisés, l’artiste réussit, ici, à évoquer des
environnements bien naturels. On y reconnaîtra,
sans la moindre ambiguïté, des ciels, des escarpements, des éboulis, des effondrements, les traces,
certes figurées mais bien expressives, de cataclysmes géologiques qui n’ont rien d’artificiel.
Fermées et naturelles à leur façon, les Grottes
d’Olivier Baudelocque, sont donc bien des
grottes...
Ces Grottes peuvent être aussi considérées com-
me des scènes de théâtre. Leurs dimensions, qui
restent toujours à échelle humaine, font pencher
pour le théâtre de marionnettes, de Guignol, ou
bien encore pour des maquettes de mises en
scène, comme on peut en voir dans des musées ou
dans les fumoirs de certains de nos théâtres parisiens, témoignages refroidis de fastes passés. La
présence imposante du décor dément cependant
cette première impression. Les couleurs, vives,
chatoyantes, renvoient aux plafonds des édifices
religieux baroques de Bavière ou d’Autriche. La
complexité de leur architectonique rappelle les
grandes machines du théâtre classique français, de
Versailles, ou l’aspect torturé des bases des Saüle,
ces colonnes rococos, souvent dédiées à la Sainte-
Trinité, qui agrémentent les places jusqu’au
moindre village d’Europe centrale. Fontana, dans
sa sublime série des Concetti Spaziali, Teatrini, pré-
sente aussi des scènes de théâtre, mais la différence avec le travail d’Olivier Baudelocque est
majeure. Là où l’Italien joue sur la planéité et
écrase toute perspective en verrouillant l’espace
dans deux dimensions, à l’instar des spectacles
d’ombres chinoises, Baudelocque joue sur la troisième dimension et l’exalte. Pour s’en convaincre,
il suffit d’observer le comportement de jeunes enfants devant les Grottes : ils veulent y pénétrer, par
l’esprit mais aussi et surtout physiquement, au
risque de les endommager ! Le spectateur est ainsi
confronté à la rocaille bariolée – voire grotesque(1) – du décor rococo d’une improbable pièce de
théâtre dont le sujet serait d’ordre cosmique.
1 L’étymologie du mot grotesque est double. Il provient du terme crotesque, qui désignait, jusqu’au XVIe siècle, un or- nement capricieux. Ensuite, l’association s’est faite avec le mot grotte pour signifier fresque de grotte s’inspirant des décorations de la Domus Aurea de Néron, redécouverte par des fouilles archéologiques à Rome, à l’époque de la Renais-sance italienne.
Cette théâtralisation de la représentation force
l’observateur à se positionner dans l’un de trois rôles possibles. Tout d’abord, il peut rester à l’extérieur, observateur distant de la scène, dans son
intégralité, en un geste de distanciation quasiment
brechtien. Ce qui est donné à voir est objet d’observation, intéressée ou amusée, approfondie ou
superficielle, émotionnelle ou raisonnée, mais
sans appropriation aucune, sans volonté de se positionner au sein des enjeux qui sont exposés, mis
en scène. La deuxième attitude est celle du spectateur qui entre, mentalement, dans le décor et s’y
positionne, tournant le dos à l’extérieur, fixant le
somptueux décor qui l’environne, l’enveloppe au
fur et à mesure de sa progression vers le fond. Le
déferlement des formes et des couleurs ne peut le
laisser indifférent. Il le force à prendre position,
esthétiquement et émotionnellement, que ce soit
par attraction ou par répulsion, par dégoût ou par
séduction, par peur ou par apaisement... La dernière posture est celle du spectateur qui entre sur
le plateau de la scène, mais, tel un acteur, tourne le
dos au décor pour faire face aux spectateurs. On
pense alors à d’Alembert, non pas dans son Paradoxe sur le comédien mais dans ses Réflexions sur la poésie, lorsqu’il écrivait : « Que le soleil vienne éclairer
tout à coup les habitants d’une caverne obscure,
qu’il darde impétueusement ses rayons dans leurs
yeux non préparés, il ne fera que les aveugler pour
jamais. »
Théâtre et cécité... Ce qui hante les écrits de
d’Alembert est aussi au cœur des travaux d’Olivier Baudelocque. Ses Grottes, bien que parallélépipédiques, ne seraient-elles pas des avatars de globes
oculaires, sauvagement arrachés, exorbités, et
laissés comme à l’abandon, pour susciter curiosité
ou angoisse ? Par une curieuse transmutation, le
blanc de l’œil serait devenu noir, et l’iris rectangulaire. Iris à dominante bleue, ouvrant sur d’énigmatiques paysages intérieurs qui incitent à pénétrer à l’intérieur de la vision, du crâne et du cerveau
de l’artiste, dans une forme d’introspection. Introspection non pas égoïste ou narcissique, par
l’artiste lui-même, mais proposée à un tiers, au
spectateur, sans, pour autant, que l’artiste ne perde le contrôle de la plongée, ne révèle que ce qu’il
veut bien révéler. Nous sommes, ici, confrontés à
une mutation de l’archétype de la monstration de
l’œuvre artistique. Le cerveau de l’artiste, ses fantasmes, son monde intérieur, ses pensées et ses
frustrations deviennent l’œuvre donnée à voir.
L’artefact incarne pensées et images mentales,
dans un processus de distanciation théâtrale
qu’on ne peut s’empêcher de mettre en parallèle
avec le Verfremdungseffekt cher à Brecht.
La cécité n’est pas étrangère à la démarche
d’Olivier Baudelocque. N’a-t-il pas créé des séries
de dessins les yeux fermés, ne laissant agir que sa
main, dans une forme de dictée mentale qui ne
doit rien au surréalisme mais puise aux mêmes
sources de l’inconscient et de la spontanéité, dé-
gagée des leurres et des illusions de la vision physique traditionnelle. Malgré l’exubérance du propos et de l’expression, il y a, dans la démarche de
l’artiste une forme d’ascèse, de volonté de couper
les ponts avec un monde réel trop présent, trop
prégnant. Il est question de concentration, d’une
vision inversée, retournée, à la manière d’une
chaussette ou d’un bas, vers l’intérieur. Les Grottes
sont peut-être le résultat de cet émerveillement,
entre rêve et conscience, quand, ayant longtemps
fermé les yeux, on les rouvre, quand le nerf optique réagit à l’aveuglement d’une lumière trop
crue que l’on avait voulu fuir. Il y a aussi, dans
l’arbitraire des couleurs et des formes, de ces
images abstraites, de ces phosphènes, qui se forment dans notre cerveau quand, paupières baissées, on exerce une légère pression sur le globe
oculaire.
Les Grottes d’Olivier Baudelocque sont aussi
des contenants qui conservent des substances réelles ou imaginaires. Elles jouent le rôle de reliquaires, pour conserver de précieuses reliques,
plus mémorielles que matérielles, d’ailleurs. Ce
sont des cavernes d’Ali Baba où s’entassent, en
strates, matériaux et images, gestes et pensées. Le
parallèle avec les œuvres de Réquichot pourrait
s’imposer, lui qui écrivait : « Mes peintures: figuratives ? non ; abstraites ? non plus. On peut y retrouver des cristaux, des écorces, des rochers, des
algues; pourtant ces choses ne sont pas représentées. » Mais la comparaison ne reste que formelle, car la démarche de Réquichot reste essentielle-
ment matérialiste, la matière s’impose à la pensée(1).
Il ne laisse pas il construit. Or la relique est ce qui reste
après un passage ou une action, ce que l’on laisse.
Baudelocque se rapproche plutôt de la démarche
de certains Nouveaux Réalistes, non pas des ac-
cumulations homogènes et policées d’Arman,
mais plutôt des reliefs(2) de repas(3) de Spoerri. Là où
le Suisse laisse les traces d’un acte concret, matériel, Baudelocque le fait de ses pensées, de son histoire immatérielle, de son intellect. Et comme la
monstration exige quand même le matériel, il doit
matérialiser son acte avec des reliques prises dans
un autre ordre, celui des poubelles(4) ou des détritus, lesquels sont enrobés de multiples couches de
peinture acrylique, comme s’ils avaient été sujets à
un cataclysme coloré, à un épanchement d’une
lave psychédélique.
1 « Il y a seulement un mois, si je partais par les champs en croyant que l’air libre m’aiderait à combiner les pensées des autres et les miennes, je revenais de ces chasses non la tête pleine d’idées mais les poches débordantes de pierres, de racines, de mâchefer. »
2 Les paysages des Grottes de Baudelocque présentent d’ailleurs des reliefs, non pas dans le sens de reliques, mais dans le sens que les géographes donnent à ce terme.
3 Baudelocque fait aussi référence aux portraits qu’Arcimboldo réalisé à partir de la figuration de denrées alimen- taires. Dans ses Têtes, Baudelocque leur donne une troi- sième dimension, tout en revendiquant l’hétérogénéité des sources et des matériaux.
4 Ici, Baudelocque se rapproche, non pas formellement mais par sa démarche, de l’Arman des Poubelles.
Après tout, n’y aurait-il pas un peu de roman-
tisme dans sa démarche ? La grotte est une image
chère aux poètes et aux écrivains du XIXe siècle.
Chateaubriand :
Il a fallu que le christianisme vînt chasser ce peuple
de faunes, de satyres et de nymphes, pour rendre
aux grottes leur silence et aux bois leur rêverie.
Lamartine :
O lac! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
Et, plus encore, Nerval :
Reconnais-tu le Temple au péristyle immense,
Et les citrons amers où s’imprimaient tes dents,
Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents,
Où du dragon vaincu dort l’antique semence?...
[...]
Suis-je Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encore du baiser de la reine ;
J’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène...
[...]
Elle aimait les grottes perdues dans les bois, les ruines des vieux
châteaux, les temples écroulés...
Il y a dans les Grottes d’Olivier Baudelocque, à la
fois, de la Crèche de Bethléem et de l’antre de Fafner, dont l’entrée est surveillée par les Alberich
que nous sommes devenus. Mais le dragon que Siegfried réveillera n’a rien de terrifiant, il ressemble plutôt à ceux qui ondulent dans les rues
d’Orient lors des fêtes du Nouvel An chinois.
Avec une dominante bleue, plutôt que le rouge
oriental. Et sa semence a tout du glaçage des pâtisseries du Hänsel et Gretel de Humperdinck ou des
kiosques proposant des sorbets multicolores à des
enfants gourmands. Et là où Lamartine transmue
ses grottes en reliquaires d’un événement chéri,
Baudelocque fait des siennes les reliquaires de ses
fantasmes...
Le romantisme de Baudelocque s’exprime aus-
si dans son attrait pour la gravitation(1), pour la
chute, pour les déferlements d’eau et de matière.
Sont-ce des anges entraînés dans la chute de leur
déchéance, des bouleversements géologiques ré-
vélant les strates de souvenirs que l’on croyait à
jamais enfouis, des catastrophes naturelles à la
manière des tsunamis(2) ? Tout ceci à la fois et
quelque chose d’autre aussi. Car si Baudelocque
ancre sa réflexion dans une représentation très
présente – presque anecdotique, parfois, dans ses
détails, tels les petits jouets englués dans la matière
acrylique –, son propos sous-jacent porte sur le
concept même de la pesanteur et de la gravité terrestre, plus que sur ses manifestations matérielles.
Il illustre la théorie de Newton, plus que la chute
de la pomme. Les moyens deviennent secondaires
par rapport à l’idée. Qu’importe alors qu’ils choquent ou attirent ! Choquer et attirer... Répulsion
et attraction... C’est une des oppositions dialectiques que Baudelocque révèle dans ses Grottes. Il y
en a bien d’autres encore, par exemple l’opposition entre le pesant et le léger : les Grottes que l’on
imagine lourdes sont, en fait, extrêmement légères, la légèreté de la mousse de polyuréthane.
Opposition aussi entre l’apparente solidité des
structures présentées, que l’on pense rocheuses,
et leur élasticité révélée au toucher.
1 Gravitation sans gravité du discours, cependant...
2 Baudelocque a nommé certaines de ses œuvres Tsunami...
Et puisque l’on touche à la dialectique, on ne
peut s’empêcher de revenir à Platon et à son allégorie de la caverne. Le philosophe y met en scène
des hommes enchaînés et immobilisés dans une
grotte, qui, tournant le dos à l’entrée, ne voient
que leurs ombres et celles projetées d’objets au
loin derrière eux. Il s’agit d’une allégorie de la difficile accession de l’humanité à la connaissance du
réel, mais aussi de l’immense tâche que représente
la transmission de cette connaissance. Les Grottes
de Baudelocque représenteraient donc le monde
sensible où les hommes vivent et pensent accéder
à la vérité par leurs sens. Illusion fatale et désespérante... Le rôle de l’artiste, comme celui du philosophe, serait donc de montrer aux humains,
prisonniers de leurs erreurs, de leurs préjugés et de
la routine, qu’ils ne discourent que sur des om-
bres, sur des illusions, persuadés qu’ils détiennent, seuls, la réalité. Baudelocque serait donc un réaliste,
en ce qu’il s’oppose au déni de réalité, au conditionnement des esprits, qui nous enchaînent trop
souvent. Baudelocque fait donc écho à Breton qui
écrivait ; « Tout doit pouvoir être libéré de sa
coque... Ne vous croyez pas à l’intérieur d’une caverne, mais à la surface d’un œuf. » Et sans oublier
l’aphorisme de Khalil Gibran, poète et peintre : «
Un arbre qui grandit dans une caverne ne porte
pas de fruits. »
Louis Doucet Décembre 2009
"GROTTE III"
acrylique et technique mixte
2007/2008
"GROTTE IV"
acrylique et technique mixte
130cm/130cm/110cm
2008/2009
"GROTTE V"
acrylique et technique mixte
1,30m/2m/0,85m